JEAN HORMIÈRE
Panaït Istrati apprit à lire le français dans Télémaque. C’est de ce livre que je partirai.
Le roman de formation a pour lointaine origine l’épopée. Mais dans l’oeuvre de Fénelon, à la différence du poème homérique, au lieu de rester identique à lui-même, le héros change, se transforme. Le terme allemand de << Bildung >> désignera plus tard ce changement, cette mutation.
Wieland, le premier, au XVIII-e siècle, refuse un héros parfait, achevé ( <<vollkommen>>); la perfection, ou quelque chose qui lui ressemble, ne peut être que son but. De même, le premier théoricien important du roman allemand, s’appuyant presque exclusivement sur Agathon, l’oeuvre de Wieland, analyse la spécificité du héros romanesque: précisément sa capacité d’évoluer du début à la fin de l’histoire, sa formation progressive ( <<Bildung und Formung der Person >>, dit Von Blanckenburg)
Revenons à notre Télémaque. A l’issue de ses aventures, il rencontre son père et ne le reconnaît pas: l’autre se fait passer pour un étranger. C’est dire que sa recherche n’était pas celle-lā. Il était en quête de lui-même. A la fin du roman il n’a plus besoin de son père. Pas plus que de Mentor, son tuteur, qui va devoir s’envoler, redevenu la déesse Minerve.
Auparavant pourtant, Mentor a dit à son élève ces paroles, ses dernières: <<Vous regardez ce temps comme perdu: sachez que c’est le plus utile de votre vie. >> – où l’on devine l’impatience du héros, qui lui a donné l’élan nécessaire pour le parcours d’apprentissage; parcours au terme duquel, formé, il s’est enfin trouvé.
Mais le moèdele de Télémague ne nous suffit pas pour découvrir en Adrien Zograffi un roman de formation.
II
Il nous faut une définition plus précise, ou du moins des éléments de définition du roman de formation. Le plus simple est de remonter à l’<<inventeur>>, l’Allemand Dilthey; à deux reprises, à fin du siècle dernier, au début de celui-ci, il s’efforça de définir le concept de <<Bildurngsroman>>.
- Une première fois dans la Vie de Schleiermacher (livre 2, chapitre 6). Évoquant les<<amis romantiques>> de cet auteur, après les Schlegel et Novalis, Dilthey mentionne Tieck, auteur de Sternbald. Ce roman, dit le philosophe, est, dans la lignée de Wilhelm Meister, un <<roman de formation>>, c’est-à-dire:
– il écrit des <<étapes, des formes, des stades de vie>> (<<Stufen, Gestalten, Lebensepochen>>);
– d’un individu qui est le <<fil conducteur>> (<<Faden>>) du roman : un jeune homme, fils de commerçants, à vocation d’artiste;
– et ce en suivant le schéma : unité de l’ensemble (<<Einheit>>), liberté du héros (<<Freiheit>>), fin <<pour ainsi dire providentielle>> ( <<gewissermassen providentiell>>), figuré par l’apparition, la disparition, les retrouvailles enfin d’une jeune fille, Nathalie dans le roman de Goethe, Marie dans celui de Tieck.
– Dilthey ajoute que ces éléments sont si bien agencés que l’oeuvre rejoint alors la nature.
2. Revenant sur le terme de <<Buldungsroman>> dans une étude sur Hölderlin, il donne, à propos d’Hypérion, une définition plus étoffée: partant de la civilisation de l’époque où le genre apparaît (XVIII-e siècle), il distingue le <<roman de formation>> du <<roman biographique>> dont l’exemple le plus achevé serait le Tom Jones de Fielding. A la différence de ce dernier le <<Bildungsroman>>.
- s’intéresse à un <<humain universel>> (<<das allgemein Menschilche>>) et non singulier;
- est composé par un artiste conscient de son art,
- en liaison avec une nouvelle <<psychologie de l’évolution>>(<<Psychologie der Entwickelung>>) développée par Leibnitz, Rousseau, Lessing et Herder;
- les étapes nécessaires de la vie du héros passent par des dissonances et des conflits qu’il lui faut dépasser, surmonter (Hoelderlin dans sa préface à Hypérion parlait de la <<résolution des dissonances>>);
- à la fin du roman le héros découvre l’harmonie et la maturité. Dilthey ajoute, en revenant à Wilhelm Meister, que c’est là le plus optimiste des romans.
Ces définitions sont cependant tempérées par le recours à d’autres termes: à propos de Sternbald Dilthey utilise aussi le mot de <<Kuenstlerroman>>, celui-là même qui était en vogue dans le milieu romantique allemand; à propos de Hypérion il emploie celui de <<roman philosophique>> et fait le lien avec Nietzsche. Le <<Bildungsroman>> est en somme un concept commode pour caractériser la littérature d’une certaine époque: Dilthey ne va plus loin que 1832 (en mentionnant comme dernier exemple le Peintre Nolten de Moerike).
Plus tard, le mot a pris une extension de plus en plus grande et la catégorie du roman de formation souvent confondue avec d’autres, celle de <<roman d’éducation>> (<<Erziehungsroman>>), surtout analysée par Lukacs, ou d’<<Entwicklungsroman>>(<<roman d’évolution>>), devient une facilité de classement sans plus.
Je partirai de la double définition de Dilthey en m’en tenant aux quatre questions suivantes:
- en quoi la structure de l’oeuvre d’Istrati dans le cycle d’Adrien Zograffi reprend-elle
- la division en <<étapes, formes, stades de la vie>> d’un jeune homme?
- qu’en est’il de la personnalité du héros: <<humain universel>> ou singulier? Accède-
- t-il à la maturité ou non?
- Comment s’affirme le caractère de l’oeuvre d’art et en particilier comment l’art
- devient-il un des moteurs de l’oeuvre?
- Enfin, comment le personnage de la femme, et son revers, celui de l’ami, donnent-ils
- son unité au <<grand roman>> d’Istrati?
III
Le cycle d’Adrien Zograffi comprend dix volumes: Kyra Kyralina, Oncle Anghel,
Présentation des Haïdoucs, Domnitza de Snagov, Codine, Milkhail, la Maison Thüringer, le Bureau de placement, Méditerranée lever du soleil, Méditerranée coucher du soleil.
Je relis le début de Kyra:
<<Adrien traversa étourdi le court boulevard de la Mère de Dieu qui, à Braïla, conduit de l’église du même nom au Jardin Public.>>
et la fin du dernier volume:
<<Ce soir-là de début de l’hiver 1913 je suis parti pour Pars.>>
Le héros quitte au début du cycle sa mère, avec laquelle il vient de se disputer violemment. Tout à la fin il gagne la France; il va, on le sait, vers un <<père adoptif>. (Romain Rolland). Il y a donc un parcours double qui mène de l’Orient à l’Occident et de la mère au père.
Une fois délimité ce trajet de quinze cents pages, marquons les étapes: – Les Récits regroupent les quatre premiers volumes; le héros est trop jeune (il se juge tel) et apprend d’abord de la bouche des autres. Se succèdent trois narrateurs: Stavro, Oncle Anghel, et Jérémie. Ils figurent l’un après l’autre le pervers, le moribond, le sage. Leur récits ont pour clefs des femmes: une mère et une soeur, une épousse, une mère à nouveau. Ces récits constituient comme une préhistoire du héros, à la faveur même de la lutte de libération nationale de la Roumanie.
- la Jeunesse comprend d’une part un roman d’enfance, Codine, qui sert de transition:
- en effet le héros, le bagnard Codine, est intermédiaire entre les <<géants>> des Récits – les Haïdoucs – et l’ami à venir. C’est dans ce roman aussi que s’affirme le mieux l’ambivalence de la Mère: celle du narateur Adrien est une brave femme; celle du héros tue son propre fils. D’autre part un roman d’adolescence qui introduit la figure de Mikhaïl, autour de laquelle seront construits les quatre derniers volumes.
Revenons à Codine à la construction exemplaire: le roman comporte trois parties, apparemment sans lien. Or il s’agit de trois étapes dans la vie d’Adrien, de trois stades si l’on préfère:
- sa prime enfance aux côtés de l’oncle Dimi à la campagne;
- son enfance à la périphérie de la ville (Braila) et sa rencontre avec Codine, son premier ami;
- son apprentissage dans la boutique de Kir Nicolas.
Adrien a tour à tour 7 ans, 12 et 14, il revit le parcours de sa génération: de la campagne à la ville (à ses marges plutôt). A chaque étape un <<mentor>> l’accompagne: l’oncle dans la société paysanne, le copain puis le patron à la ville.
- la Vie reprend Adrien à la 18/19 ans et le suit dix années durant. De Braila à Bucarest
- la capitale; de Bucarest à la Méditerranée – et ce sont alors des années de voyages en Egypte, au liban, en Grèce; ses expériences de lutte au syndicat des dockers, au parti socialiste; son compagnonage avec des déclassés (Mikhail), des juifs (Moussa), des étrangers (Bianchi); des petits métiers (garçon de café, commis) de la peinture en bâtiment, à la vocation d’écrire qui s’affirme d’abord dans le journalisme.
Le cycle est construit selon deux axes, les premiers volumes insistent sur le premier, des derniers sur le second:
- un axe temporel, celui des Récits historiques;
- un axe spatial: on le voit s’ouvrir dans la perspective des seuls titres (de la <<Maison>> ou du <<Bureau>> à la <<Méditerranée>> du Levant au Couchant).
Ainsi dons Adrien Zograffi, dont on sait pourtant les aléas de composition (Istrati
Abandonna le cycle pendant six ans, après Mikhail), est un cycle construit.
IV
Le héros n’est pas une jeune bourgeois, fils de commerçant: sa mère est une pauvre veuve. Mais du moins la mentalité qu’elle essaie de lui donner est celle de la petite bourgeoisie: fille de paysans, habitant la ville, en cours d’acculturation, elle veut pour son fils une éducation, un beau mariage, une installation dans le voisinage. Tout cela qu’il refuse. Le désir d’autre chose apparaît chez le héros, d’entrée de livre: la première ambition d’Adrien, c’est le voyage, qui dominera toute sa formation. Viendra se joindre le souci de justice, puis le goût d’écrire qui est à la jonction des deux précédents: Adrien taille sa plume dans la lutte des dockers et il continue en publiant quelques récits de voyage. Écrire lui donne déjà, entre l’énvie qui le saisit de fuir, de quitter la réalité plate et convenue, et celle de lutter sur place avec ceux de son camp, écrire fait de ces pusions profondes un amalgame qui donne un sens à la vie, à son apprentissage une double direction.
<<Humain universel>>, Adrien l’est, de la génération des autodidactes, vagabonds et révoltés.
Dans Codine on peut lire la formule: <<le destin de l’homme n’est rien d’autre que sa propre personnalité>>. Encore faut-il dire ce qu’elle est Adrien retrouve ses propres racines: petit-fils d’un Turc marié à deux Grecques et àne Roumaine, fils d’une Roumaine et d’un Grec, son itinéraire le conduira de l’amour de Zoitza et du pays qu’elle représente à la poursuite d’un père dans les contrées moyennes orientales. Mais cette voie de reconquête, de retour aux origines, est doublée d’un voyage sans retour: de la forêt au carrefour, de la campagne à la ville, du fleuve à la plus grande mer; recueilli par des <<clans>> successifs, la famille restée au village, la boutique de Kir Nicolas, la famile d’adoption (les Thüringer), le Bureau de placement qui remplace un asile, l’Hôtel du Lac-Salé enfin, sans parler du syndicat ou du parti dont il se défait vite, Adrien, au terme de ses aventures, quittera l’Orient à la veille de la Première Guerre mondiale.
Il finit son apprentissage la même année que son précurseur Jean-Christophe dont le créateur écrivait: <<je reprnds contact avec moi le plus profond>>. Notre héros aboutit à ce point qu’il s’identifie complétement avec son auteur – ou l’inverse. Rappelons-nous la dernière phrase de Méditerranée. Adrien cède la place au <<je>> de Panait. L’autobiographie surgit du roman de formation. A la voix collective des Récits, répond celle d’un homme seul. A celui qui se contentait d’écouter les autres a succédé celui qui prend la parole. C’est aussi cela la formation d’Adrien. Mais d’harmonie ou de maturité nous ne savons s’il faut les retrouver à la fin du cycle. Plutôt le livre s’ouvre, au lieu de se boucler comme tous les romans de formation selon Dilthey.
En contrepoint du personnage d’Adrien deux autres modèles racontent aussi leurs années de formation:
- c’est Stavro qui dans Kyra Kyralina se souvient de la mue de Dragomir;
- c’est Jérémie qui d’Oncle Anghel à Domnitza évoque son entrée dans la vie. Le premier nous conduit jusqu’à ses 22/24; le second jusqu’à ses 28/29 ans.
Quel est l’âge d’Adrien au début du cycle ? 18 ans.
Quel est son âge à la fin? 29 ans.
Douze ans de vie du héros, douze annés d’écriture pour Istrati.
V
Le roman de formation, c’est le terme que Dilthey applique à l’ancien <<roman d’artiste>>. Il est vrai que l’art joue un grand rôle dans la formation du héros: la peinture pour Sternbald, le théâtre chez Meister ou la musique dans le Consuelo de Sand, l’écriture dans David Copperfield.
Adrien a pour nom celui de <<peintre>> en grec, mais le seul peintre <<artiste>> de ses connaissances est son ami Samoila Petrov dans Mikhail. C’est dans ce seul roman qu’Istrati esquisse un débat autour du rôle de la peinture, entre l’absence de <<pénétration>> de son héros devant la peinture de paysage et l’exemple discuté de la valeur de l’artiste même engagé comme Verechtchaguine, même populaire.
Le théâtre fait une apparition plus intéressante dans Méditerranée coucher du soleil. A Damas un beau jour Adrien veut retrouver le nom de l’auteur d’Hamlet qu’il a oublié.
Il y avait déjà une référence à Shakespeare, chez Goethe, au point même que toutes les Années d’apprentissage tournent autour de la question: comment jouer le personnage d’Hamlet? Dans Henri le vert de Keller, le héros se promène avec un crâne, référence à celui du pauvre fou de la pièce. Moritz dans Anton Reiser éprouve de la ferveur pour l’auteur que l’on traduisait et découvrait à peine au XVIII-e siècle. Et dans Nachsommer de Stifter le héros aperçoit pour la première fois sa bien-aimée au Burgtheater de Vienne au moment d’une représentation du Roi Lear.
C’est que Sheakespeare est reconnu par tous ces romanciers comme un père spirituel. Rôle que jouait auparavant Homère, puisqu’aux héros de Wieland, de Barthélémy, de Hölderin, il fallait, à Agathon, Anacharsis et Hypérion, une halte obligée, un pèlerinage au tombeau du poête de l’Odyssée. Homère le cède à Shakespeare et Istrati dans son chapitre de Méditerranée (le texte était d’ailleurs plus ancien que le livre), oublieux du nom du <<père>>, écrit une de ses plus belles pages.
N’oublions pas aussi que le théâtre, comme l’écrivait Goethe dans Meister, est en soi-même une leçon de vie:
<<Un tel exercice est le meilleur moyen d’arracher l’individu à lui-même pour l’y ramener par un détour>>. Loin l’idée que le monde est un théâtre; ici celle qui prime est que le théâtre est un bon révélateur du héros. Et rappelons-nous le rôle d’initiatrice de l’actrice à la fin de Kyra …
Dans sa préface à la Maison Thüringer, le romancier se lamente: sa flûte est devenue une plume. Autre trajet dans le cycle d’Adrien, ce passage de l’oral à l’écrit, du facile conte, quasi naturel, au récit personnel plus difficile. Les premiers livres étaient toujours traversés de chansons, broderie musicale autour des histoires racontéss. La littérature va prendre le dessus. Dans Codine, la fin du temps des flûtes et des chansons est représentée par l’assasinat d’Alexis. Et dès le volume suivant les livres deviennent importants: Jack que lit Mikhail, Balzac, Dostoievski, les autres. Il y a des livres sur les étagères et sur les livres les personnages discutent avec ferveur. L’auteur évoque même son Codine dans Méditerranée, amorçant la rencontre du héros et du narrateur ainsi que leur fusion.
Adrien Zograffi, c’est aussi l’histoire de la formation de l’écrivain qu’est devenu Panait Istrati.
VI
A un moment Cosma déclare:
<<Les femmes sont faites pour détourner le destin des hommes>>, et il n’est pas le seul des haidoucs à penser cela. Mais sans ce détournement de destin que serait le roman?
Trois femmes dans Adrien Zograffi correspondent au modèle indiqué par Dilthey: Kyra dans le roman du même nom; Floarea dans les trois suivants; Sarah enfin dans Méditerranée lever du soleil.
L’une, perdue, devient vite <<fétiche>>; chez Moustapha-bey tous les objets sont un rappel de la soeur disparue; son nom s’y grave et Dragomir est près de les confordre.
La seconde n’est pas reconnue aussitôt comme la mère du narrateur Jérémie, mais elle apparaît en <<madone>>.
La dernière a perdu toute son <<aura>>, et Moussa le père, revenu de ses illusions, n’a plus qu’à retourner seul en Roumanie.
Cet itinéraire de la soeur à la mère à la fille inscrit toujours une tentation incestueuse: après tout le narrateur poursuit ses créatures d’un même amour ambigu: l’absence de ces trois femmes est bien le moteur du récit, la raison des aventures d’Adrien ou de ses substituts et de ceux qu’il accompagne.
Pourtant, à la différence des héroines du traditionnel roman de formation, Psyché et Danaé dans Agathon, Nathalie dans Wilhelm Meister, Judith dans Henri le vert ou dans Nachsommer la belle Tarona, qui reviennent au héros à la fin pour mettre un beau terme à l’histoire, dans l’oeuvre d’Istrati au contraire il n’y a pas de belle fin sur fond de couple puisque les Kyra, les Floarea, les Sarah n’étaient pas pour Adrien.
Le héros depuis le milieu du cycle a eu le support d’un ami. Reflet des oncles mythologiques (des haidoucs), ce fut d’abord Codine, le forçat; beaucoup plus tard les séduisants orateurs influencèrent sa jeunesse, Avromaki ou Costi Aloman; il eut aussi des compagnons d’infortune et voyage comme le vieux Moussa; mais c’est Mikhail qui compte le plus: il tire en avant le héros pendant dix années de route, puis disparaît sans laisser de trace, une fois son rôle terminé.
Istrati n’invente pas – sa vie porte le témoignage de cette rencontre. Mais dans le <<Bildungsroman>> l’amitié joue aussi le même rôle . simplement varient les formes (tout comme chez Istrati): des épigones de Mentor, fussent-ils viellard à la harpe (Goethe) ou seigneurs d’une <maison des roses>> (Stifler); des amis ou doubles séduisants – songeons au personnage de Roquairol dans le Titan de Jean-Paul – ; d’autres qui ne sont qu’une ombre portée, comme le Werner de Wilhelm Meister.
Adrien Zograffi n’est pas en somme une éducation sentimentale: ce qui compte pour donner vie au roman c’est en quelque sorte ce passage constamment figuré d’une image de femme, la mère après tout, dont il faut bien se séparer pour entrer dans le monde (ce jardin public au début de Kyra), à une image amicale, succédané de père, compagnon temporaire.
C’est que le héros du roman de formation sort à peine de l’enfance et traverse l’adolescence, même s’il la prolonge, avant d’aborder sur un autre rivage.
Je termine sur une coincidence.
Lorsque Istrati et son héros effectuent leur dernier séjour en Egypte avant la guerre, la même année 1913 un poète allexandrin écrit son plus fameux poème: Ithaque.
C’est Cavafy. Il dit:
<<Lorsque tu te mettras en route pour Ithaque
Souhaite que long soit le chemin
Et riche de péripéties, riche d’enseignements …>>
Et encore:
<<Mais à faire le voyage, n’apporte aucune hâte.
Mieux vaut qu’il dure de longues années
Et qu’enfin, sur le tard, tu jettes l’ancre près de l’île.>>
Ainsi l’un s’impatientait d’arriver, Télémaque, quand l’autre, Ulysse, se voit conseiller de retarder le terme du voyage. Le premier était le fils, le second le père; qu’importe! Ce voyage fut le voyage de leur vie.
Entre ces deux tentations, de précipiter l’issue ou de retarder l’arrivée au port, se joue le parcours du héros de roman de formation.
Quand Panait, après douze années de voyage dans l’écriture, jeta l’ancre avec Adrien, sa vie prit fin où devait commencer une nouvelle vie pour son héros. A l’impatience de celui-ci avait répondu la longue patience du romancier.
NOTES:
- Versuch Veber den roman, 1774
- Las Leben Scheceiermachers, 1980
- Dan Erlebnis und die dichtung, 1906.
Cristian Golfetto
Ami et principal collaborateur de Marcel Mermoz durant ses dernières années. Secrétaire général de l’Association des Amis de panait Istrati et président de la Fondation Panait Instrati. Depuis 1985, directeur de publication de la revue annuelle Chaiers Panait Istrati.
Jean Hormière
Professeur de lettres à Saarbrücken.
Alexandre Talex
Ami et dernier compagnon d’Istrati. Journaliste, écrivain. Assure l’édition complète des oeuvres d’Istrati en roumain (cf. La revue annuelle Cahiers Panait Istrati, décembre 1985). A publié chez Gallimard (coll. Blanche) en 1984 Le Pèlerin du coeur, pages autobiographiques qu’il a recueillies, choisies, présentées. Nombreuses études sur la vie et l’oeuvre. Grand Prix Istrati 1985 de l’Union des écrivains de Roumanie. Principal artisan de la renaissance d’Istrati en Roumanie et en France.